Calvaire : un cœur en hiver

Prendre du recul sur l’œuvre d’un cinéaste pour en dégager la ou les thématiques récurrentes permet bien souvent d’appréhender le fil rouge qui la sous-tend. Qu’il s’agisse du court-métrage Quand on est amoureux c’est merveilleux (1999), de Vinyan (2008), d’Adoration (2019) ou encore d’Inexorable (2022), on constate chez le réalisateur Fabrice Du Welz que la thématique de l’amour fou (et de son manque) et ses conséquences se trouvent au cœur de ces différents récits, en constituent la moelle, en impriment la pulsation. Le premier long-métrage du metteur en scène, Calvaire (2004), ne fait pas exception à la règle et s’impose comme un uppercut à la fois graphique, sensitif et émotionnel dont la force du souvenir n’a d’égale que la puissance qu’il dégage à chaque redécouverte. Retour sur le premier coup de maître de l’un des cinéastes contemporains les plus passionnants et talentueux.

L’argument de Calvaire prend place au cœur des Ardennes, en hiver, et nous présente Marc Stevens (interprété par l’hallucinant Laurent Lucas), chanteur itinérant pour personnes âgées, qui tombe en panne avec son van en pleine forêt après avoir pris la route à l’issue de sa dernière représentation. Son chemin croisera alors celui de l’étrange Bartel (magistral Jackie Berroyer), tenancier d’une ancienne auberge, qui verra en Stevens l’incarnation de son ex-femme, Gloria. Et le film de glisser doucement dans l’horreur la plus viscérale, psychologique et invasive, s’insinuant dans les pores de notre peau et de notre âme avec une intelligence et une efficacité redoutables.

Le premier plan du film (on ne répétera jamais assez l’importance des premiers plans chez les grands cinéastes), met en scène Marc Stevens se maquillant face à son miroir pour le tour de chant qu’il s’apprête à donner dans une maison de retraite. L’écho de ce grimage inaugural trouvera une caisse de résonnance terrible et dramatique, à l’autre extrémité du spectre du travestissement, un peu plus tard dans le récit, lorsque le protagoniste sera séquestré et vêtu en femme par le personnage de Bartel. D’emblée, dès le début du film, le cinéaste semble nous indiquer qu’aucune de ses scènes ne sera laissée au hasard mais s’inscrira au contraire dans une démarche globale dans laquelle chaque évènement sera intimement lié au propos du film.

Les premières minutes de Calvaire verront par ailleurs deux personnages féminins supplier Marc Stevens de leur apporter l’affection qui leur fait défaut. La première, l’une des résidentes de la maison de retraite, se rendra dans la loge du chanteur pour tenter d’assouvir l’émoi affectif et sexuel qui l’étreignent. La seconde, interprétée par la sublime et irradiante Brigitte Lahaie, se jettera dans les bras de Stevens au moment de son départ, lui témoignant l’amour qu’elle lui porte, y compris par photos interposées qui interviendront plus loin dans le récit. Ces deux protagonistes féminines témoignent là encore d’une démarche totalement cohérente du réalisateur à l’égard de son propos : le manque d’amour et les extrêmes auxquels ce manque peut conduire.

Ces extrêmes, nous les retrouverons poussées dans leurs derniers retranchements à travers le personnage de Bartel, homme meurtri au cœur brisé par le départ de sa femme Gloria, qui se persuadera que Stevens est l’incarnation de l’amour de sa vie, le séquestrant, s’adressant à lui comme à elle (« Tu es encore venue piétiner mon cœur » ?), l’habillant comme une femme et lui promettant un avenir heureux. Ce personnage de Bartel, magnifiquement campé par un Jackie Berroyer qui trouve ici le rôle de sa vie, Fabrice Du Welz parvient contre toute attente à nous le rendre attachant alors que paradoxalement, celui de Stevens n’est pas très aimable. Un bourreau victime (à l’instar du Leatherface de Massacre à la tronçonneuse de 1974 dont Du Welz est un grand admirateur), un cœur meurtri qui fascine, effraye et émeut à la fois. Un personnage magnifiquement écrit, peut-être le meilleur de la filmographie du cinéaste.

On retrouvera par ailleurs ce même manque d’amour consumer les autres hommes des environs, menés par le regretté Philippe Nahon. Isolés, évoluant en cercle fermé, ils souffrent d’un manque d’affection et d’une carence amoureuse qui les poussent, eux aussi, à des extrêmes, contraints pour certains à se procurer des plaisirs charnels par animaux interposés (la scène du veau est à ce titre glaçante et reste longtemps imprimée dans les mémoires). Une autre séquence, à la fois terriblement étrange et émouvante, mettra en scène les hommes du village s’adonnant à une danse malaisante, dissonante, presque macabre, au son des notes d’un piano martelées avec la force du désespoir. D’une certaine manière, une façon pour eux de briser leur solitude et leur tristesse par le biais d’une danse collective dont la mise en scène ne fait que renforcer le caractère dérisoire de l’entreprise. Scène de danse par ailleurs inspirée du méconnu mais pourtant remarquable film d’André Delvaux Un soir, un train (1968).

Impossible enfin de ne pas revenir sur l’inoubliable prestation de Laurent Lucas dans un rôle extrêmement difficile (y compris physiquement). Traversant un véritable chemin de croix (le calvaire du titre, évidente note d’intention, est à ce titre significatif), son personnage passera pas tous les chemins menant à l’enfer : l’étonnement, l’incompréhension, l’inquiétude, l’incrédulité puis la lutte, la soumission et l’abandon, avant un dernier acte où l’instinct de survie va côtoyer le basculement vers la perte de raison et la folie. Les sublimes travellings latéraux qui referment le film, faisant défiler des paysages de désolation, reflètent ainsi l’état intérieur du personnage et sa totale perte de repères et d’ancrage dans la réalité.

La mise en scène de Fabrice Du Welz, enfin, dans un cinémascope admirable, s’impose comme un modèle de maîtrise formelle, d’une beauté fulgurante (la photographie du grand Benoît Debie est à tomber par terre) et d’une intelligence remarquable (voir à ce titre le cadrage de la scène du viol, filmée à la verticale, sidérante de maîtrise). Comme indiqué plus haut dans ces lignes, ce coup d’essai constituait sans conteste un coup de maître, et Du Welz transformera cet essai avec son film suivant, le magnifique Vinyan en 2008. Calvaire est à voir et revoir actuellement sur la plateforme de SVOD Shadowz !


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