Mass Effect : la galaxie néo-libérale

Tout est politique, et en particulier les œuvres de l’imaginaire, donnant à voir des mondes inédits et fantasmés régis par leurs propres rapports entre individus et leurs fonctionnements sociaux. Que cela soit voulu ou non par les auteurs et autrices, les structures de ces mondes nous en disent long sur la vision, les idéaux et les craintes politiques de ces dernier·ère·s. L’univers mis en scène dans la série de jeux Mass Effect ne déroge pas à la règle. S’articulant autour d’une première trilogie de jeux RPG/action développée et éditée par Bioware et Electronic Arts (2007, 2010, 2012) puis d’un spin-off Mass Effect: Andromeda (2017), la saga comporte également un univers étendu plutôt conséquent comprenant notamment des romans, des comics et de l’animation.

Mass Effect est un univers de space-opera dans lequel l’humanité- ayant découvert les ruines d’une civilisation disparue sur Mars, puis un relais cosmodésique à proximité de Pluton, permettant de voyager au-delà du système solaire – n’est que la dernière arrivée d’une foisonnante communauté galactique. À partir de là, au fil des jeux, l’espèce humaine va devoir se faire une place dans la politique spatiale et le Conseil de la Citadelle, son avatar (comprenant 3 espèces dirigeantes : les Asari, les Turiens et les Galariens, ainsi qu’une dizaine d’espèces ayant le titre de membre adjoint) en toile de fond de l’invasion des Moissonneurs, des mystérieuses entités extragalactiques. La trame de la trilogie d’origine met le joueur ou la joueuse dans la peau du Commander Shepard, seul·e humain·e ayant intégré le rang des Spectres (agent d’élite au service du Conseil de la Citadelle), formant un équipage hétéroclite au gré des missions.

Dans la plupart des œuvres de space-opera, Mass Effect ne faisant pas exception, le point de vue référent à l’univers proposé est celui de l’humanité. Le voyage spatial en dehors du système solaire n’étant antérieur que de 34 ans au début de l’aventure de Mass Effect 1, il est pertinent d’observer ce qu’il est advenu de la Terre pour se faire une première opinion politique de l’œuvre. Le codex – encyclopédie interne au jeu – offre un outil appréciable :

Le berceau de l’humanité entame un nouvel âge d’or. Les richesses générées par les matières premières d’une douzaines de colonies et d’une centaine d’avant-postes industriels permettent au commerce, à l’industrie et à l’art de prospérer. Les grandes cités verdissent grâce aux arcologies et à la généralisation du télétravail, qui permettent une meilleure utilisation de la surface du sol. La Terre est toujours divisée en États-nations, mais tous sont unis sous la bannière de l’Alliance Interstellaire. Si les être humains jouissent d’une vie plus longue et plus heureuse, les inégalités ne cessent de s’accroître. Les nations les plus développées ont éliminé la majorité des maladies génétiques ainsi que les problèmes de pollution. Les régions les moins favorisées, en revanche, n’ont pas évolué technologiquement depuis le XXe siècle et leurs taudis surpeuplés suffoquent sous la pollution atmosphérique. Le niveau des mers s’est élevé de deux mètres au cours des deux siècles derniers et les abus environnementaux du XXIe siècle ont provoqué un dérèglement climatique sensible. Cependant, les dernières décennies ont aussi vu des améliorations significatives dans ce domaine grâce aux avancées technologiques récentes.

Cette description dépeint un système socio-économique qui ne semble guère avoir beaucoup évolué, étant toujours embourbé dans un système capitaliste à tendance néo-libérale avec une approche moderniste du progrès qui semble plutôt obsolète aujourd’hui. Le dit renouveau de la Terre n’est ainsi dû qu’aux nouveaux espaces d’exploitation pour les industries grâce au développement du voyage spatial. On peine également à comprendre comment cette société a pu passer outre les problèmes écologiques : le développement de l’acrologie et du télétravail ne semblant être qu’une amélioration marginale résultant d’une conception « capitalisme vert » des défis environnementaux. De même, la destruction du biotope a sans aucun doute continué une bonne parti du XXIIe siècle puisque le premier voyage hors système solaire n’a lieu qu’en 2149. Comment, dès lors, toutes les industries et les centres d’extraction de ressources auraient pu être délocalisés dans l’espace instantanément ? Et même si cela était le cas, quid de la crise sociale engendrée par de telles délocalisations massives dans un système resté capitaliste ? En outre, il semble contradictoire de dire qu’il existe des « améliorations significatives » dans le domaine de l’écologie et du changement climatique et dans le même temps que « les régions les moins favorisées, en revanche, n’ont pas évolué technologiquement depuis le XXe siècle » et que « leurs taudis surpeuplés suffoquent sous la pollution atmosphérique ». Hormis le fait qu’il semble improbable que dans une société mondialisée au point d’être régie par une organisation planétaire comme l’Alliance Interstellaire, certaines régions du monde aient pratiquement trois siècles de retard technologique. Ces dites régions doivent être, suivant la division du travail mondialisée propre au système capitaliste, des poches industrielles et prolétariennes répondant aux besoins, supposément gargantuesques, d’une société de consommation ayant évolué jusqu’à la fin du XXIIe siècle.

Le système capitaliste à tendance néo-libérale ne se caractérise pas que sur la Terre ou au sein de l’Alliance Interstellaire. Toute la galaxie, ou du moins, l’espace concilien – c’est-à-dire les humain·e·s et leurs allié·e·s, autrement dit le camp étant présenté comme point de vue d’une manière relativement positive – semble également adopter la doctrine du libéralisme économique comme on peut le voir sur Illium. Cette planète est une colonie Asari servant de zone de libre échange économique dans laquelle la bourgeoisie galactique profite d’exonérations fiscales et douanières, d’allègement légaux sur le droit de travail allant jusqu’au servage pour endettement (dans une situation assimilée à l’esclavage par une grande partie de la communauté internationale dans notre réalité et qui existe encore dans des pays comme l’Inde ou encore le Brésil), ainsi que d’une législation beaucoup moins restrictive sur le commerce de manière générale (armes, drogues…). Il s’agit donc d’un paradis néo-libéral où tout est marchandise. Cet exemple est particulièrement frappant en ce qui concerne les Asari puisqu’elles sont présentées par le jeu comme une sorte de pinacle de l’évolution morale et spirituelle, mais cela concerne en fait toutes les espèces conciliennes ou presque. L’exception étant peut-être les Turiens qui représentent plutôt l’aspect autoritaire, militariste et impérialiste dans la division concilienne des rôles. Impérialisme et autoritarisme, qui, tout comme dans notre monde réel, sont des valeurs allant de pair avec le développement capitaliste, servant de tuteurs autour desquels le libre-échange à échelle mondiale/galactique peut donc fleurir.

L’intégralité des domaines de l’économie semble ainsi avoir été privatisée, laissant aux méga-corporations un large contrôle sur la politique galactique. La colonisation semble la plupart du temps, ou en tout cas très souvent, résulter de fonds d’investissements privés comme par exemple la colonie de Féros par ExoGéni ou la colonie de Noveria par le Holding NDC. Il va alors de soi que dans ces mondes, la police, la justice, la régulation du travail, et toutes les autres sphères de la vie politique sont régies en interne par les corporations elles-mêmes, avec des citoyen·ne·s réduit·e·s aux rangs de salarié·e·s soumi·se·s au joug arbitraire de ces entreprises. Ce qui est vrai pour la colonisation semble également l’être pour d’autres composantes économiques : la seule attribution réelle des nations/empires stellaires semblant être une part de la colonisation, la police, l’armée, (elles-mêmes en concurrence avec des corporations mercenaires comme c’est le cas d’Éclipse, les Berserkers ou les Soleils Bleus) et la diplomatie.

C’est ainsi que des acteurs politiques majeurs apparaissent directement comme des méga-corporations rivalisant avec les grandes puissances impérialistes gouvernementales. À cet égard, Cerberus fait figure de cas d’école : parti d’un simple manifeste xénophobe et pro-humanité sur le réseau Extranet, ce groupe (qualifié de groupe terroriste et non d’entreprise) s’est développé grâce à des fonds d’investissements privés puis par le rachat successif de corporations (CDR Holdings, Terra Nova Commonwealth Banks, Haribon Military Industries, New Dawn Pharmaceuticals, Light Shadow Pictures). Ce groupe terroriste, rivalisant militairement avec l’Alliance Interstellaire tout de même, s’apparente dans les faits à une gigantesque entreprise trans-galactique, avec ces cellules, projets et milices privées, servant l’agenda idéologique de son propriétaire tout puissant : l’Homme Trouble. Les représentations symboliques de Cerberus et de l’Homme Trouble répondent d’ailleurs bien plus à l’imagerie entrepreneuriale qu’à celle du groupe terroriste. Un autre exemple de méga-entreprise se confondant en super puissance politique, dans un registre un peu différent néanmoins, serait l’Initiative Andromède. Pensée comme le dernier espoir pour les espèces vivantes de la Voie Lactée en cas de réussite du génocide galactique des Moissonneurs, l’Initiative a comme prérogative de coloniser la galaxie d’Andromède après un voyage de plusieurs siècles. Il s’agit alors, comme pour les cas de Noveria et d’Illium, de colonisation privée où il n’y a pas de citoyen·ne·s mais seulement des salarié·e·s, pour lesquel·les l’entreprise gère tous les domaines de la vie politique, de la justice à l’armée dans un déni de démocratie total. Ce fait n’est jamais présenté comme tel dans les jeux, mais il est difficile à nier tant il est représentatif d’un système autoritaire et vertical sans aucun contre-pouvoir.

Hormis la norme capitaliste/impérialiste, tous les autres modèles de sociétés (les espèces non-conciliennes) sont alors présentés sous un angle relativement négatif soit comme barbares (Krogans, Vortchas), soit comme dictatoriaux (Prothéens, Butariens) ou soit comme des consciences collectives exotiques (Geths, Rachnis). Il existe néanmoins au moins une exception, certes à la marge, mais néanmoins notable à cela : les Quariens. Étant exilé·e·s sur une flotte nomade suite à la révolte des Geths, leurs créations synthétiques, les Quariens ont réorganisé leur société en conséquence. Leur système politique répond aux normes d’une démocratie représentative avec un contre-pouvoir militaire dans laquelle l’unité de base est le vaisseau d’appartenance (ce qui biaise de facto l’aspect démocratique des Quariens, le poids politique des délégations étant proportionnel à la taille de la population de chaque vaisseaux, néanmoins l’exercice démocratique s’effectue également à l’échelle de chaque vaisseaux par l’intermédiaire d’un conseil sur chacun d’entre-eux). La chose la plus intéressante dans la perspective de cette analyse politique est de noter que la répartition des biens est socialisée au sein de la flotte, avec une répartition stricte des ressources. Cependant, cet état de fait politique est présenté par le jeu comme un rationnement des ressources dû à la précarité de la flotte et non comme une organisation collectiviste.

Pour conclure, il apparaît que la norme politique présentée par Mass Effect est un néo-libéralisme qui va relativement loin dans son aboutissement malgré une volonté progressiste de la part des développeur·se·s (dans sa représentation des genres et des orientations sexuelles, même si celle-ci possède ses limites). Ce système n’est pas présenté comme parfait mais plutôt dans la ligne du « There is no alternative » de Margaret Thatcher, une idéologie qui serait naturellement un « aboutissement évolutif d’une société civilisée » (c’est-à-dire ne sombrant pas dans les travers de la barbarie ou du totalitarisme), et ceci au travers des siècles et à l’échelle d’une douzaines d’espèces extra-terrestres très différentes les unes des autres. Le doute subsiste quant au fait que cela soit pensé de manière totalement consciente de la part des créateurs et créatrices puisque cela s’est sans doute imposé comme étant la manière la plus crédible d’envisager un univers futuriste de space-opera réaliste. De plus, il s’agit d’un univers construit dans le moule du blockbuster vidéo-ludique (c’est-à-dire réalisé par une entreprise regroupant des dizaines voire des centaines de développeur·se·s, games designers, etc.). La franchise se voulait certainement apolitique et réaliste – c’est-à-dire in fine véhiculant l’idéologie politique dominante. Une chose est sûre : la représentation politique de Mass Effect représente bien l’ancrage de l’idéologie néo-libérale post-guerre froide, idéologie voulant que sa seule alternative soit le totalitarisme ou le chaos.


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