Dès ses premiers supports, des livres tels que Le Cycle de Fondation d’Isaac Asimov initié en 1951 ou encore Le Meilleur des mondes (1931) de Aldous Huxley aux films Soleil Vert (Richard Fleischer, 1973), Blade Runner (Ridley Scott, 1982) ou le très funky New York 1997 (John Carpenter, 1981), la science-fiction est un terreau fertile pour des récits profonds qui questionnent notre rapport à la société et au monde. Les jeux vidéo ne font pas exception à la règle. Entre dystopie technologique et mise en scène de protagonistes désabusé·e·s dans un univers empli de violences et de crimes, le courant cyberpunk nous propulse dans un cadre gris et lugubre aux néons parfois criards qui se prêtent à la perfection à un plongeon virtuel vers une aventure interactive !
Whispers of a Machine (Clifftop Games, 2019)
Dans un monde post-apocalyptique, nous suivons l’enquête de Vera, une inspectrice augmentée cybernétiquement grâce à une substance nommée Azur. Dans la petite bourgade de Nordsund, un mystérieux meurtre a eu lieu. Ce point & click de science-fiction transporte avec son esthétique de planches graphiques dans un scénario empruntant au roman noir et aux inspirations folkloriques nordiques. Le gameplay se constitue essentiellement de récupération d’objets et de dialogues à choix multiples. Entre le scan permettant de prélever l’ADN ou de découvrir des indices et autres traces invisibles et une force surhumaine servant à pousser des objets trop lourds pour une personne « normale » ou de forcer des portes, l’un des « pouvoirs » de Vera s’apparente au polygraphe : il permet d’écouter le rythme cardiaque des entretenu·e·s, ce qui apparaitra particulièrement utile lors des discussions. Trois capacités viendront se greffer aux capacités de Vera plus tard dans le jeu en fonction des choix de dialogues réalisés. Dès le début du récit, l’héroïne peut répondre de trois manières différentes : analytique, empathique et autoritaire. La préférence pour l’une ou l’autre trait d’esprit aura un impact sur le déroulement de l’histoire. Entre énigmes et casse-têtes sympathiques, l’univers de Whispers of a Machine se dévoile. : une série de meurtres est perpétrée, une technologie interdite depuis l’effondrement causée par les I.A resurgit et des groupuscules aux idéologies opposées sortent peu à peu de l’ombre.
The Red Strings Club (Deconstructeam, 2018)
The Red Strings Club est un point & click d’aventure sous forme de thriller cyberpunk. Le récit nous transporte dans des enquêtes diverses, au travers de petits jeux forts sympathiques : fabrication d’implants, création de cocktails alcoolisés pour délier des langues, et orienter les conversations du bar jazzy, à l’allure ancienne, du nom de The Red Strings Club dans lequel Donovan, l’un des protagonistes principaux, est barman en plus d’être un résistant contre une mystérieuse corporation. L’histoire se déroule au sein d’une mégapole futuriste où des humain·e·s, des machines et des cyber-implanté·e·s tentent de survivre ou de se faire une place dans le monde. Entre réussite sociale, économique, domination et followers, les habitant·e·s de cette ville aussi colorée qu’oppressante se retrouvent dans ce pub venu du passé, en toute discrétion pour parler de ce qui cloche. De la peine de cœur à leur participation à quelques machinations d’industries en passant par certaines pensées révolutionnaires, les client·e·s du bar profitent du magnétisme de leur hôte pour s’exprimer à cœur ouvert. Avec des spiritueux de contrebande et autres alcools inconnus, Donovan possède cette capacité de mettre à l’aise et de faire parler. Très utile pour qui travaille dans la vente d’informations ! Ce jeu possède une esthétique pixel art très colorée, presque city pop, avec une pointe de complot technologique à déjouer, des choix parfois difficiles, et des confessions intimistes qui le rendent extrêmement prenant.
Blade Runner (Westwood Studios, 1997)
Ce jeu vidéo tiré de l’univers Blade Runner (initié en 1982 par Ridley Scott) est largement inspiré de l’œuvre originale : Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (Philip K. Dick, 1966). En 2019, dans un Los Angeles amoché par la guerre et des pluies contaminées qui ont causé l’extinction de presque la totalité des animaux, un blade runner novice du nom de McCoy se retrouve sur une piste étrange : un massacre d’animaux dans un magasin de quartier soulève de nombreuses interrogations.
Un jeu qui aussi scénaristiquement que visuellement ressemble au film originel de Ridley Scott, avec des ambiances sonores de Vangelis ainsi que des séquences faisant référence au métrage. Les Blade Runners, cette police luttant contre les réplicant·e·s, se retrouvent face à des questionnements éthiques. D’un lexique volontairement déshumanisant, la mission de McCoy est claire : procéder au « retrait » de cette sorte d’androïdes considéré·e·s comme de simples outils, utilisé·e·s pour faciliter la colonisation martienne. La mise en scène de cette humanité ayant détruit son monde et cherchant activement à fuir vers « les nouvelles colonies de l’Espace » est découverte petit à petit lors des investigations de son protagoniste principal. Laissant aux plus démuni·e·s une terre stérile et acide, Los Angeles est devenu l’abri des rebuts d’une espèce humaine, chassant ses vieilles créations dans des décors industriels dévastés. L’atmosphère du film est reprise avec brio et le jeu se déroule au même moment que l’enquête de Deckard, qui sera d’ailleurs cité au début du scénario comme étant « déjà » sur la piste d’une bande de réplicant·e·s…
I Have No Mouth, and I Must Scream (The Dreamers Guild, 1995)
Dès ses origines issues d’une nouvelle dystopique (Harlan Ellison, 1967) qui a obtenu le prix Hugo de la meilleure nouvelle courte de 1968, l’univers de I Have No Mouth, and I Must Scream est totalement horrifique. Inventée et écrite pendant une unique nuit un an plus tôt, c’est Cyberdreams qui l’éditera 29 ans plus tard en jeu vidéo après son écriture originelle. Le récit nous jette dans une ambiance cyberpunk avec la dictature d’A.M, un « super ordinateur » ayant détruit le monde. Le gameplay induit le contrôle de cinq personnages (Benny, Ellen, Gorrister, Ted et Nimdok) à tour de rôle. Ces protagonistes au passé compliqué se retrouvent emprisonné·e·s dans la réalité virtuelle d’A.M. Affamé·e·s et terrorisé·e·s par cette intelligence artificielle, iels se décident à trouver de quoi se nourrir et pourquoi pas réussir à s’échapper de cette prison. Le jeu est accompagné d’une narration de Ted qui décrit la cruauté et le manque d’empathie de leur tortionnaire. Au fil de leurs aventures, le groupe se retrouve dans des pièces mystérieuses aux décors étranges, parfois surréalistes, effrayants et dérangeants. Entre grotte de glace et salle de torture, les pièges de l’entité cybernétique ne cessent de s’enchainer. Durant leur tentative pour survivre, les toiles de fond oscillent entre scènes religieuses, atmosphères glauques et cadres de science-fiction pour plonger son public dans un cauchemar éveillé qui frôle le body horror en offrant des hurlements en perspective !
Disco Elysium (ZA/UM, 2019)
Le récit nous fait suivre un policier amnésique qui se réveille en pleine gueule de bois dans une chambre d’hôtel de la ville de Révachol. Au plafond, le ventilateur tient entre ses lames la cravate de notre agent quelque peu décalé. Un seul indice : ce flic semble être fan de disco ! Ringard et perdu, ce gardien de la paix se jette sur la piste de son identité : une photo de femme qu’il porte sur lui le perturbe. Accompagné de son collègue Kim Kitsuragi, le protagoniste principal enquête sur un meurtre étrange. Un cadavre est suspendu à un arbre dans la cour de cet hôtel du quartier populaire de la Martinaise et il est impératif de découvrir le déroulement des événements qui ont mené à ce drame. Cet avatar se voit constitué avec 8 points distribués entre quatre caractéristiques différentes (force, agilité, intelligence et psychologie). Notre flic, alcoolique et défoncé au speed, se révèle être un gros lourd comme en témoigne son comportement avec sa voisine de pallier, une belle blonde, à qui il lui arrive de faire des avances disons-le plutôt dégueulasses. Dès les premières minutes de jeu la narration tape fort et juste : un flic pathétique, un meurtre à élucider et des dialogues à en rester bouche-bée.
Ici, c’est une bataille politique qui fait rage dans un univers cyberpunk, entre cybernétisation et contexte ouvrier. Son design narratif fort et extrêmement développé offre un panel de possibilités assez impressionnant. Disco Elysium possède une écriture qui frôle la perfection composée par une équipe de huit écrivain·e·s. De son nom original, No Truce with the Furies, cette atmosphère est mise en valeur avec les musiques du groupe rock British Sea Power. Bien qu’il n’y ait pas de combats à proprement parler, c’est dans ses aventures textuelles que ce jeu estonien nous projette. Entre violences de propos fascistes, la montée de l’intolérance, une lutte sociale et un combat acharné contre la dépression qui pousse notre antihéros à consommer toute sorte de substance lui anesthésiant le cerveau, le monde de Disco Elysium se caractérise par la misère, la folie et les rumeurs de cette ville de Révachol dont le passé douloureux hante encore l’esprit de ses habitant·e·s. Anciennement sanctionnée par une coalition internationale pour avoir tenté de former un gouvernement révolutionnaire 40 ans plus tôt, cette ville se remet doucement de la purge et du massacre perpétrés au sein du quartier de la Martinaise, un secteur dans lequel les communistes et les syndicalistes gardent un certain crédit face aux ultralibéraux, intolérants, intéressés et gangrénés par des idées racistes.
Néanmoins, l’orientation politique de notre cher fonctionnaire dépend des qualités ou défauts que le joueur ou la joueuse mettra en avant. Avoir de la logique et développer son empathie ou, au contraire, appuyer son sens du drame et imposer son autorité par tous les moyens sont autant de choix qui donneront un chemin à prendre à ce flic désabusé. Sera-t-il conservateur, facho, ultralibéral, syndicaliste, communiste ou rien du tout ? L’ensemble de ces choix formeront la personnalité de notre « page blanche » qui s’adaptera aisément à ce qui a été dit, vu ou choisi plus tôt dans l’aventure. Disco Elysium est assurément un polar cyberpunk politique et engagé qui nous happe en un rien de temps !
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