The Medium aka ร่างทรง (Banjong Pisanthanakun, 2021) est un film d’horreur thaïlandais et sud-coréen de type faux documentaire anthropologique sur le folklore de la région de l’Isan au nord-est de la Thaïlande. Produit par Na Hong-jin, connu pour ses thrillers horrifiques The Chaser (aka 추격자 en 2008) et The Strangers (aka 곡성 en 2016), ce métrage nous propulse aux côtés d’une équipe de documentaristes thaïlandais cherchant à documenter le quotidien d’une médium locale du nom de Nim. Les croyances thaïes étant issues d’un syncrétisme religieux qui mêle un animisme ancien avec un bouddhisme theravāda introduit au ve siècle sous influence birmane, Nim cumule à la fois le statut de chamane (pouvant communiquer avec les phii, ces esprits thaïs, et la figure de la guérisseuse (ayant la capacité de lever les malédictions, donner des bénédictions et ainsi guérir les blessures de l’âme et le mauvais karma). Dans le système de représentations nord-thaïlandais, tout possède une âme : les esprits des plantes, animaux et humain·e·s sont relativement autonomes et indépendants des corps qui les abritent.
L’équipe de télévision commence par un entretien intimiste avec la chamane sur son lieu de culte, la femme nous conte alors ses différentes activités d’un ton léger et agréable, alternant entre un sourire bienveillant et quelques blagues, avant de donner davantage d’informations sur les croyances locales. Elle explique alors être possédée par l’esprit de Ba Yan. Ancêtre commun de la communauté villageoise implantée dans la province de Loei, Ba Yan est un esprit-ancêtre, un phii ban pha bourout (assimilé habituellement aux fantômes, comme ancêtre d’un lignage ou d’une unité d’habitation) devenu une divinité tutélaire de la région dans lequel Nim et sa famille vivent. La possession d’un point de vue chamanique est loin de ce que le dogmatisme monothéiste décrit puisqu’elle apparait parfois comme thérapeutique.
Dans les cultes de possession il en va tout autrement car les figures de l’Autre sont soit des divinités ou des esprits anthropomorphes, soit des défunts qui, en raison de leur ressemblance avec les êtres humains, peuvent « posséder » le corps d’un homme ou d’une femme et habiter en lui pendant un certain temps. Les cultes de possession sont en ce sens paradigmatiques des relations que les hommes entretiennent avec l’Altérité dans l’aire culturelle de l’analogisme. Ces cultes, qui sont dotés implicitement ou explicitement d’une valeur thérapeutique, revêtent des formes très variées.
Cultures et thérapies : une nouvelle donne mise à l’épreuve (Charles-Henry Pradelles de Latour)
in : Figures de la psychanalyse 2009, (n° 17), pages 99 à 130
Le cinéma d’horreur thaïlandais à l’instar du J-Horror use allégrement d’esprits, d’histoires de réincarnation et de karma, d’exorcisme, de chamanisme, de possession, et un grand nombre d’éléments du folklore religieux. De l’animisme découle une façon particulière de percevoir la nature : remplie d’êtres vivants à la fois non-humains et êtres sociaux. Le lien entre l’animisme et le chamanisme tient au fait que le chamane voit et communique avec les esprits des animaux, des plantes, etc. Et ce postulat suppose une spiritualité animiste peuplée de créatures surnaturelles possédant une intériorité. Le folklore d’Asie du Sud-Est et de l’Est est rempli de créatures fantastiques ayant un rapport direct avec la nature et les Hommes. Beaucoup d’entre elles sont d’origine indienne et se retrouvent dans d’autres cultures asiatiques telles que la culture chinoise et la culture nippone. Les cultures d’Asie du Sud-Est ont greffé énormément d’éléments mythiques de leur tradition animiste première au bouddhisme, lui-même influencé par l’hindouisme, qui est aujourd’hui la religion principale en Thaïlande. Ces créatures sont des êtres sociaux naturels qui peuplent la nature. Les génies du sol, les ancêtres, les esprits de la forêt ne sont pas forcément au sommet du panthéon de divinités propre aux sociétés mais forment des relations directes avec les individus ou les groupes sociaux. Ces esprits se retrouvent à plusieurs niveaux dans la société tant dans la parenté en tant que grand-père et grand-mère que dans l’agriculture en protégeant les parcelles agraires et en assurant la nourriture de la population. L’évolution de l’agriculture, la création de champs ou de rizicultures en Thaïlande, la transformation du territoire sauvage en territoire domestiqué va également de pair avec la transformation des divinités du sol. Ces dernières vont alors être façonnées à l’image de l’humain·e par le biais de l’ancestralisation pour diminuer symboliquement la distance entre nature sauvage et nature domestiquée. L’animisme thaï possède une particularité : les esprits qui peuplent le folklore et la nature culturelle thaïlandaise sont des esprits-ancêtres, des génies tutélaires, des divinités du sol, de l’eau et du ciel qui s’établissent à un endroit en particulier : les maisons aux esprits, arbres sacrés, grottes ou rivières, ce qui rend leurs cultes visibles. En tant qu’esprit-ancêtre, Ba Yan dispose d’un domaine géographique défini sur lequel il peut étendre son pouvoir. De plus, il semble habiter dans une grotte non loin du village, cavité vers laquelle les habitant·e·s se dirigent pour réaliser des offrandes et autres cérémonies. Ba Yan est lié aux femmes de la famille de Nim. Possédant déjà sa grand-mère par le passé, c’est la sœur de la chamane, Noi, qui était censée servir de réceptacle à l’esprit de Ba Yan avant qu’elle refuse ce destin en épousant Wiroj et qu’elle ne reprenne le magasin de viande de chien hérité de son mari. L’esprit-ancêtre « chevauche » ainsi la chamane selon une filiation matrilinéaire (pouvoir transmis aux femmes d’une même famille) : Nim la chamane, Noi sa sœur et Mink sa nièce.
Le réalisateur thaïlandais prend un bon début de l’intrigue à présenter le caractère, les relations sociales et les éléments culturels de la famille de Nim. Coup de maître de Pisanthanakun qui permet alors à son public, occidental ou asiatique, d’établir un schéma mental de ses protagonistes et de leur lore mais, aussi et surtout, d’appuyer sur le style documentaire de son œuvre. On y découvre alors les ressentiments, les oppositions et les tragédies qui unissent ou séparent les membres de cette famille. Nim vit seule en tant que chamane et éprouve du ressentiment envers sa sœur, Noi, qui vient pourtant de perdre son mari, Wiroj, mort d’un cancer, peu de temps après l’accident de moto mortel de leur fils, Mak. Les deux sœurs ont également un frère ainé, Manit, devenu père il y a peu. Sur le trajet vers les funérailles de Wiroj, Nim se confiera d’ailleurs à la camera : les hommes de la famille de son beau-frère, les Asatia, ont tous subi un destin terrible. Du grand-père assassiné à son fils Mak, le passé de la famille est mis en lumière très rapidement, offrant ainsi de la consistance et du réalisme au récit. Des détails expulsés au compte-gouttes qui auront peu à peu leur importance tandis que des secrets de famille se révèleront.
Après le décès de son père, Mink, la nièce de Nim, commence à montrer des comportements inhabituels : agressivité, automutilation, règles irrégulières, perte d’attention et de conscience. Ces signes indiquent qu’il est possible que la jeune femme soit possédée. Nim blâme la foi chrétienne de sa sœur et son refus de servir de réceptacle à l’esprit de Ba Yan mais la suite des événements développera d’autres questionnements. Le format du found footage permet au public de s’immerger dans une culture totalement différente de ce dont il a l’habitude en transformant les actions de Mink, rappelant de prime abord des signes de psychose, en véritables communications avec le monde invisible. Le casting naturel et non formé à l’acting renforce cette impression d’être en plein visionnage d’un réel documentaire. Au fur et à mesure du film, la personnalité de Mink devient de plus en plus étrange voire dangereuse pour elle et son entourage. La chamane cherche alors à comprendre et à guérir ce mal qui la ronge. Et bien que ce métrage de possession rappelle les films américains du même genre, prenant souvent comme background un folklore chrétien ainsi qu’une mise en scène d’une horreur crescendo, The Medium s’originalise grâce à son scénario et les multiples angles de caméra (plusieurs caméramans, vidéo-surveillance) avec un remontage des séquences dont le choix particulier (scène de fin où on voit Nim douter de sa foi, et de l’existence de Ba Yan, placée avant l’exorcisme tandis qu’il a déjà eu lieu d’un point de vue chronologique) fait penser au travail réalisé avec Cannibal Holocaust (Ruggero Deodato, 1980). Bien que la pression monte lentement, le film préférant dans une première moitié se concentrer sur son aspect culturel et familial, The Medium termine en beauté horrifique entre exorcisme, étrangeté glaciale, horde de possédé·e·s et brutalité gore.
Dans ces sociétés chamaniques, les génies et les esprits des défunt·e·s sont omniprésent·e·s tant dans les conceptions du monde de leurs membres que dans les relations sociales qu’iels établissent ensemble. Ancêtres communs ou « cavaliers » qui « chevauchent » les êtres humains, les chaman·e·s, d’une lignée dans laquelle ces « fantômes » ont élu domicile sur des décennies voire des centaines d’années, ces « individus » vivent parmi les vivant·e·s en les transformant en possédé·e·s (qui en échange de pouvoir particulier qui vient en aide à la communauté dans son ensemble deviennent leurs subordonné·e·s). Par héritage ou au cours de cérémonies de transe répétées ou d’invocation, iels demeurent présent·e·s. The Medium cherche-t-il à mettre en scène une critique des croyances et d’un héritage culturel qui impactent fortement la société thaïlandaise ou au contraire à les sublimer au travers du septième art ? Est-ce la trahison de Noi envers Ba Yan (lui préférant une foi chrétienne issue d’un prosélytisme très moderne), la souffrance psychologique de Mink dont on découvre qu’elle a brisé le tabou de l’inceste avec son frère, l’attirance un peu trop forte de Manit pour les jeunes filles, la vengeance des esprits-chiens et autres animaux découpés et vendus dans le magasin illégal repris par Noi, les doutes de Nim sur l’existence de son esprit-ancêtre ou alors la présence de ces caméras de TV qui ont causé cette violence ? Comme avec les œuvres des frères Pang ou encore Nymph aka Nang mai (Pen-Ek Ratanaruang, 2009), l’horreur thaïe dénote et marque de façon indélébile son public.
Tel le cordon de coton blanc (le sincana qui définit le territoire à protéger et à restaurer dans le but d’en éloigner les mauvais esprits, les épidémies et les catastrophes naturelles) qui unit la possédée au reste de l’assemblée lors de l’exorcisme dans l’immeuble délabré, la croyance en Ba Yan unissait la communauté villageoise. Et c’est dans cette habitation en ruine, tout près du lieu du rituel, qu’un dernier plan nous explose au visage : une poupée de paille utilisée pour maudire, plantée de clous, sur laquelle est écrit le nom de famille de Wiroj (mari de Noi et père de Mink). Une malédiction semble venir du patrilignage Asatia, d’un mauvais karma générationnel de la famille de Wiroj, dont le cauchemar de Mink est représentatif : un homme fort brandissant un sabre, sa grosse langue en léchant la pointe couverte de sang, une tête décapitée au sol tentant de s’exprimer. Les ancêtres de Wiroj ont décapité de nombreuses personnes qui, au moment de leur mort, les ont maudit. Après la cérémonie d’acceptation de Ba Yan pour transférer l’esprit de Nim à Mink, la jeune femme devient également le réceptacle pour les milliers d’esprits qui attendaient leur heure, et préparaient leur vengeance envers les Asatia. Ici, des traumatismes psychologiques, culturels et historiques, de multiples péchés, se mélangent jusqu’à causer un bain de sang prévisible et inarrêtable. La roue du karma est en marche et rien ne pouvait l’en empêcher.
En conclusion, The Medium est une expérience cinématographique, folklorique et surnaturelle à vivre absolument et à revoir de nombreuses fois afin d’appréhender tous les éléments horrifiques et culturels disséminés tout le long de ses minutes !
Votre commentaire