Attention, cet article est susceptible de contenir des spoilers.
La série allemande Dark (Baran Bo Odar et Jantje Friese, 2017) est une série de type mystery box racontant l’histoire d’une famille de Winden, un petit village allemand, à travers trois dimensions sur plus de 150 années. Cette famille tire ses origines de voyages dans le temps dans une élégante réponse au « paradoxe du grand-père » puisque les show runners de la série se servent de ce trope comme d’un outil scénaristique pour créer une boucle temporelle complexe que les protagonistes chercheront sans cesse à démêler. Contrairement à beaucoup d’autres séries de type mystery box, Dark n’apporte pas de réponse à ces intrigues, avec plus de questions et pas de dénouement satisfaisant, dans une écriture uniquement basée sur le twist facile. Dark a été écrite à l’avance, et non pas au fur et à mesure avec une cohérence globale et des thématiques profondes et pas seulement du mystère pour le mystère.

L’histoire de Dark débute en 2017 à Winden, avec la disparition de Mikkel, un enfant de 12 ans. De nombreux personnages, dont le protagoniste principal Jonas Kahnwald, vont alors mener leurs enquêtes chacun de leur côté, enquête qui mènera Jonas à découvrir l’existence d’un passage temporelle menant en 1984. À partir de là, il s’agira pour nos voyageurs et voyageuses temporel·le·s de dénouer les secrets et les mensonges des habitant·e·s de Winden afin de sortir de la boucle temporelle dans laquelle la ville est piégée. En effet, Baran Bo Odor a confié en interview que son but à travers la série était de questionner la notion de libre arbitre face au déterminisme en rajoutant du sentiment afin de rendre les choses plus personnelles. La thématique du déterminisme et de la possibilité de son dépassement est centrale dans la série. Et quelle meilleure métaphore pour cette question philosophique que des personnages cherchant à briser une boucle temporelle de mort·e·s et de malheurs se répétant éternellement. Peut-on influencer la ligne du temps (autrement dit le « destin ») ou est-on dès le départ pré-déterminé·e ? Cela passe par notion de désir comme Adam le stipule clairement en paraphrasant le philosophe Arthur Schoppenhauer : « Nous pouvons faire ce que l’on désire, mais nous ne pouvons pas désirer nos désirs ». Et puisque nos actes sont déterminés par nos désirs, la liberté serait de pouvoir autodéterminer ses propres désirs.
Dans Le Monde comme volonté et comme représentation (1819), Schopenhauer oppose la volonté au libre arbitre en cela que la volonté représente nos désirs primaires : manger, dormir, éviter la souffrance. Il considère le quotidien comme une souffrance répétée inlassablement et que le fait de tenter de nous prémunir de la souffrance nous rend seulement plus misérables. En cela, Dark est une lecture assez littérale de Schopenhauer puisque tou·te·s les protagonistes vont traverser ce parcours : Ulrich passera le restant de sa vie en hôpital psychiatrique après avoir tenter d’assassiner un enfant pour essayer de sauver son fils Mikkel ; Katharina va se faire assassiner par sa propre mère, dans le passé, en cherchant à sauver son fils, Mikkel, et Ulrich, son époux ; ou encore le personnage de Jonas qui par son désir de sauver Martha, va être amené à tuer cette dernière lui-même, etc.. La série nous montre ainsi pendant 3 saisons qu’il est impossible de s’émanciper des buts qui les animent, d’être libre de ses désirs et que ce sont ceux-ci qui nous condamnes à créer notre propre malheur.
Cette œuvre insiste également sur l’absence de dualisme dans le monde (ce qui se manifeste par l’omniprésence du motif en triptyque : passé – présent – futur, les 3 mondes, les philosophies d’Adam, d’Eva et de Claudia, les époques séparées de 33 ans chacune, le tout symbolisé par la triquetra). Ce n’est pas sans rapport avec le thème du déterminisme. En effet, selon Spinoza, l’autodétermination suppose un dualisme corps et esprit, dualisme que réfute à la fois la série et le philosophe. Ce dualisme est selon lui une condition indispensable à une hypothétique autodétermination en cela que notre esprit serait capable de s’extraire des causes physiques qui l’animent, indépendamment des lois de la nature. Cela supposerait alors que l’être humain soit « un empire dans un empire », c’est-à-dire qu’au milieu d’un univers infini régi par des lois physiques, autrement dit par le déterminisme, l’être humain serait une enclave rebelle, indépendante et autonome, à l’écart du reste. L’humanité serait donc un « empire » qui impose ses propres règles, totalement différentes des lois qui régissent l’univers : « Telle est cette volonté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir qui consiste en cela que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent ». Ce que le philosophe Martin Heidegger exprime par la notion de dasein, littéralement « l’être-là » signifiant que nous ne sommes pas simplement, mais que nous sommes conditionné·e·s par le monde dans lequel nous nous trouvons, nous sommes plongé·e·s dans un monde d’interrelations et de liens dont nous ne pouvons qu’effleurer la compréhension.
Selon ce même philosophe, ce qui différencie l’être humain des autres animaux et éléments constituant le cosmos consiste dans le fait que les humain·e·s vivent dans le monde avec la conscience de ce qu’être veux dire. Nous sommes incapables de simplement être mais nous essayons de rendre le monde et notre place en son sein signifiant. C’est ce que montrera le personnage de Tanhauss en construisant la machine qui conduira à toute la souffrance que nous voyons tout au long de la série. En effet, si sa création semble partir d’une noble intention (sauver sa famille d’une mort prématurée), cela démontre son incapacité à accepter l’inéluctabilité de la mort, ce que Heidegger appelle « être envers le temps », à savoir que nul·le n’expérimente la mort mais que nous sommes marqué·e·s par elle dès notre naissance, le temps nous est compté et il est impossible d’échapper à son destin. Son imminence forme notre destinée bien que nous ne l’expérimentons jamais. La mort est donc la possibilité de l’impossibilité de toute existence, c’est l’inévitable à venir, tout comme il est inévitable que Jonas devienne Adam, qu’il devienne ainsi son propre némésis, ce qui fait en quelque sorte de Adam une allégorie de la mort, que ce soit à cause de ce devenir inévitable, ou de sa volonté d’annihilation. Ce concept sera d’ailleurs, comme c’est souvent le cas, expliqué par le personnage de Adam dans la série, lorsqu’il dit que le temps est Dieu, et que c’est un dieu sans aucune pitié.
Adam nous dit également, tout comme sa contrepartie du deuxième monde Eva, que l’être humain a trois vie, la première s’achevant avec la perte de la naïveté, la seconde avec la perte de l’innocence et la troisième avec la perte de la vie elle-même. Ce triptyque est notamment représenté par les trois formes de Jonas ; le Jonas adolescent, prenant petit à petit conscience du déterminisme dans lequel il est plongé et dont il cherche à sortir ; le Jonas adulte (ou « l’Étranger ») qui a conscience du caractère implacable de ce déterminisme mais qui cherche toujours à stopper la boucle en sauvant les gens qu’il aime, même si cela exige de grand sacrifice ; et enfin le Jonas vieux (ou Adam), devenu que ce soit physiquement ou symboliquement presque la mort elle-même, n’ayant trouvé comme réponse à la perte de l’illusion du choix que l’annihilation (ou contraire de son miroir inversé Eva, la vielle Martha du deuxième univers qui, elle, cherche la préservation et la répétition de ce qui s’est passé à l’infini). Au final, nous pouvons nous demander quelle est la conclusion de Dark vis-à-vis du déterminisme. Car si la plupart des personnages restent prisonniers de leurs désirs tout du long, certains semble néanmoins s’en détacher au moins en partie, ou au minimum avoir conscience des limites de leur volonté. C’est le cas par exemple du personnage de Peter quand il répète comme un mantra la phrase de Marc-Aurèle « Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer les choses que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence ». Si cette phrase nous conseille d’accepter notre déterminisme, elle semble également reconnaître une part de vitalisme en l’être humain, vitalisme par lequel nous pouvons tout de même avoir une certaine prise sur nos destins. C’est un peu le paradoxe du personnage de Mikkel / Michael qui, au contraire de la majorité des protagonistes de la série qui luttent pour imposer leur volonté sur le monde, semble avoir abandonné cette idée dès le début de l’œuvre. Il est dans un tel esprit d’abdication face à la puissance quasi-divine du destin, qu’il accepte de se suicider par simple obéissance à cette force, contre tout esprit de préservation.
Janjte Friese, l’une des showrunner a confié en interview que « les personnages croient comprendre comment ça marche, mais ils ne comprennent pas. Ils sont toujours humains. Ils ne peuvent pas dépasser leur égo. Ils doivent totalement détruire la structure de leur égo pour enfin pouvoir avoir prise dessus. ». Et c’est au final ce que nous raconte la fin de la série. Les seul·e·s protagonistes qui sont venu·e·ss à bout de la ligne temporelle et donc de leur déterminisme, à savoir Martha et Jonas quand iels vont dans le monde originel et Claudia qui les y envoie après avoir enfin compris la clée des voyages entre les mondes, vont devoir passer par une phase d’annihilation de leur égo, de leur propre existence, pour y parvenir. Martha et Jonas directement puisque le fait de venir sauver le fils Tannhaus dans le monde originel aura pour effet de supprimer les deux autres mondes et par conséquent leurs existences ainsi que l’existence de toute leur boucle familiale. Et Claudia d’une manière plus symbolique puisque c’est au moment où elle va assassiner son alter-égo du deuxième monde qu’elle va acquérir le pouvoir théorique et matérielle de briser la boucle temporelle. En se détruisant elle-même, ou tout du moins son alter-égo au sens littéral. Dark en tant qu’œuvre semble dans une première lecture être une série sur l’apparente prédominance du déterminisme sur la volonté, mais cache en fait une signification plus vitaliste, bien que ce vitalisme ait des limites. Après tout, Tannhaus, celui qui est à l’origine des boucles temporelles et du cycle de malheurs que nos personnages vont traverser, assouvit son désir de sauver sa famille sans même s’en rendre compte, ce qui va à l’encontre de ce que traverse le reste des autres protagonistes, personnages qui dans la réalité originelle, la réalité finale et donc la seule qui compte à la fin, n’ont jamais existé.
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