Nanno (Girl from nowhere), la Dame du karma  

Girl from nowhere (Kongdej Jaturanrasamee, 2018) est une série de genre thaïlandaise qui nous conte l’histoire d’une mystérieuse jeune femme du nom de Nanno. Passant d’un lycée à l’autre, Nanno a la fâcheuse tendance de foutre le bordel. Malicieuse et amusée, elle dévoile les mensonges et les méfaits de ses camarades et des individus qu’elle croise. Violente et dérangeante, cette série passionne par le personnage de la sublime Nanno et pour ses remises en question systématique de la morale, du désir, de la vérité et du bonheur. Teintée de la culture bouddhique dont elle est issue, Girl from nowhere reprend des thématiques culturelles propres à l’animisme thaïlandais.

Roue du karma et folklore thaïlandais

Le bouddhisme, notamment thaï, possède une vision d’une nature sauvage permettant le ressourcement de soi, comme un lieu de purification. Le Bouddha ayant lui-même recouru à une vie en contact avec la nature afin d’atteindre l’illumination, le bouddhisme considère la nature comme faisant partie intégrante de l’ordre du monde et comme formant une unité avec tout le reste du vivant (Jacques Brosse, 2006 : 130). Il existe un lien fort entre bouddhisme et respect de la nature en tant qu’entité maternelle. On peut imaginer comme le christianisme a influencé la société occidentale à se considérer comme maîtresse de la création et légitime l’utilisation de son environnement et de tout ce qu’il contient. Le bouddhisme, tout comme l’hindouisme, forge des façons de penser, des comportements particuliers à adopter vis-à-vis de la nature et des animaux. Pour un approfondissement de l’étude du bouddhisme en Asie du sud-est, il est essentiel de parler de son lien plus ou moins étroit avec l’animisme. Après son arrivée en Asie du sud-est, le bouddhisme s’est mélangé aux anciennes coutumes et croyances des peuples autochtones. En réalité, le bouddhisme contemporain d’Asie du Sud-Est est un mélange d’anciennes croyances animistes, d’hindouisme et de bouddhisme. Par le passé, l’animisme était considéré comme la première forme de religion au monde (Edward Tylor, 1871). Cette théorie anthropologique qui suit un principe évolutionniste selon lequel l’animisme existerait seulement dans les sociétés anciennement appelées « primitives » à l’opposé des celles considérées comme de grandes civilisations qui auraient alors développé le monothéisme, une forme de religion qu’elle décrit comme étant supérieure. Le concept ethnologique d’animisme viendrait du fait que le rêveur dit « primitif » voit dans ses rêves des êtres surnaturels qu’il pensera autonomes et doués d’une existence propre, c’est-à-dire animés. La théorie évolutionniste d’Edward Tylor est de nos jours considérée comme une analyse ethnocentrée supposant une infériorité des peuples animistes considérés comme primitifs, elle est inconcevable pour les scientifiques modernes. Philippe Descola continua les recherches et décrit à son tour l’animisme, en mettant en avant l’importance des rapports de l’humanité avec le monde animal grâce à son système des quatre ontologies : animisme, naturalisme moderne, totémisme et analogisme. L’animisme, système dans lequel vivent les Achuar nous est expliqué par Descola de la manière suivante : les non-humain·e·s et les humain·e·s possèdent les mêmes propriétés et sont en mesure d’avoir des relations sociales entre iels. Les femmes Achuar sont alors les mères des légumes qu’elles cultivent et les hommes se voient comme les beaux-frères des animaux qu’ils chassent. Une des caractéristiques principales de l’animisme en tant que « perception du monde » est aussi la mythologie, en particulier ce que Claude Lévi-Strauss appelle la mythologie implicite : tout ce qui concerne l’interprétation des rêves, ou la justification de certaines activités rituelles.

Toutes les représentations convoquées dans les rites ne sont, selon lui [Claude Lévi-Strauss], pas mythiques. Celles qui relèvent du mythe stricto sensu s’expriment sous deux formes distinctes : explicite (des récits complets) et implicite (des gloses fragmentaires). Le rite consiste alors « en paroles proférées, gestes accomplis, objets manipulés indépendamment de toute glose ou exégèse […] qui relèvent […] de la mythologie implicite ». Les rapports entre le rite et le mythe ne sont pas, pour Lévi-Strauss, ceux de la pratique et de son code, de l’action et du sens. Les deux relèvent de démarches inverses, mais complémentaires, de la pensée : le mythe est discontinu et procède par segmentation du sens, le rite est continu par un effet de morcellement du sens en petites unités à travers le souci du détail et la répétition liturgique, il en reconstitue la cohérence globale (Lionel Obadia, 2007 : 77).

L’animisme apparaît comme une forme de spiritualité où la possibilité de saisir une intentionnalité animale et/ou végétale à l’instar de celle des êtres humain·e·s est visible. Dans ce système de croyances, le·la croyant·e va alors établir des relations sociales avec les non-humain·e·s c’est-à-dire plantes, animaux, minéraux mais aussi avec les esprits. L’animisme est perçu comme une façon d’imaginer les relations entre soi et autrui. Le naturalisme moderne quant à lui estime que les autres êtres possèdent également leurs intériorités et que ces dernières ne sont pas réservées à l’espèce humaine. Dans l’animisme, toutes les choses sont des sujets, c’est-à-dire qu’on pense qu’ils ont une âme ou une conscience. Cette cosmogonie est donc une façon de concevoir le monde, de se le représenter, de le catégoriser d’une manière particulière. De l’animisme découle ainsi une façon particulière de percevoir la nature : remplie d’êtres vivants à la fois non-humains et êtres sociaux. Le lien entre l’animisme et le chamanisme tient au fait que le·la chamane voit et communique avec les esprits des animaux, des plantes, etc., et qu’iel tient un rôle central dans l’organisation de la société. Ce postulat suppose une spiritualité animiste peuplée de créatures surnaturelles possédant une intériorité. Le bonze thaï possède donc à la fois le rôle du brahmane et celui du chamane, ce qui montre le lien fort entre bouddhisme, hindouisme, animisme et chamanisme dans la Thaïlande d’aujourd’hui.

Le folklore d’Asie du sud-est et de l’est est rempli de créatures fantastiques ayant un rapport direct avec la nature et l’humanité. Beaucoup d’entre elles sont d’origine indienne et se retrouvent dans d’autres cultures asiatiques comme les cultures chinoise, coréenne et nippone. Les civilisations d’Asie du Sud-Est ont greffé énormément d’éléments mythiques de leur tradition animiste première au bouddhisme, lui-même influencé par l’hindouisme, qui est aujourd’hui la religion principale en Thaïlande. Ces créatures fantastiques sont des êtres sociaux naturels qui peuplent la nature. Les génies du sol, les ancêtres, les esprits de la forêt ne sont pas forcément au sommet du panthéon de divinités propre à cette société mais forment des relations directes avec les individus ou les groupes sociaux. Ces esprits se retrouvent à plusieurs niveaux dans la société tant dans la parenté en tant que grand-père et grand-mère défunt·e·s, que dans l’agriculture en protégeant les parcelles agraires et en assurant la nourriture de la population. L’évolution de l’agriculture, la création de champs ou de rizicultures en Thaïlande, la transformation du territoire sauvage en territoire domestiqué va également de pair avec la transformation des divinités du sol. Ces dernières vont alors être façonnées à l’image de l’Humanité par le biais de l’ancestralisation pour diminuer symboliquement la distance entre nature sauvage et nature domestiquée. L’animisme thaï possède une particularité : les esprits qui peuplent le folklore et la « nature culturelle » thaïlandaise sont des esprits-ancêtres, des génies tutélaires, des divinités du sol, de l’eau et du ciel qui s’établissent à un endroit en particulier. Iels trouvent refuge dans les maisons aux esprits, les arbres sacrés, les grottes ou les rivières, ce qui rend leurs cultes visibles.

The Northern Thai believe in territorial spirits for forests and fields, tutelary spirits for houses and towns, and ancestral spirits. Misfortune can be blamed on spirits not properly propitiated with such offerings as meat, liquor, areca nut, bananas, coconut, flowers and incense (Oliver Hargreave, 2003 : 20).

Selon la hiérarchie divine, en-dessous des dieux du ciel se trouvent les phii qui vivent dans le monde terrestre. Ces esprits terrestres se répartissent en plusieurs catégories. En premier lieu, les héros civilisateurs envoyés par le phii then louang au début de l’humanité et les esprits-ancêtres qui ont rejoint l’autel des ancêtres afin de surveiller et protéger leur descendance. Les deux sont perçus comme bienveillants et protecteurs envers l’humanité. Et deuxièmement, les phii, esprits qui rôdent dans la surnature thaïe et qui sont vus comme malveillants et hostiles. Ce sont les esprits des mort·e·s que le chamane n’a pas réussi à guider vers le monde céleste. On retrouve au sein de cette seconde catégorie les phii qui vivent et sont liés à un endroit ou à un objet en particulier comme une fleuve, un rocher ou encore un arbre qui s’ajoutent aux phii errants, plus effrayants puisqu’ils ne sont pas localisables. Il est difficile de répertorier l’ensemble des phii tant les noms et les attributs diffèrent d’une communauté à l’autre. De plus, le terme phii est globalement associé à toutes les sortes d’esprits ou divinités, les esprits-ancêtres, les esprits des lieux, les esprits des animaux et ceux des plantes. La nature en tant que paysage sauvage ou domestiquée fait partie d’un lieu et toutes terres appartiennent aux phii et aux phra phum, les seigneurs des lieux. Ces esprits sont présents pour le fermier qui veille sur ses champs, le jardinier dans son jardin, le commerçant dans son commerce. Ils sont dans le vent, le feu, la terre, la nourriture jouant un rôle sur les naissances, les mariages et les morts. On en trouve dans les puits comme le phii nam ou dans les champs sous la forme d’un phii na (génie tutélaire d’une rizière) ou encore d’une phii nang takian (esprits féminins d’un bananier) prêt·e·s à agir sur quiconque s’aventure sur leur domaine. De même, les phii peuvent être des esprits ayant pris possession d’un arbre ou d’une pierre comme demeure, l’objet apparaît alors comme une habitation, un réceptacle pour l’esprit. Les relations qu’iels établissent avec les humain·e·s sont basées sur le don et le contre-don puisqu’il s’agit de payer une dette pour maintenir la paix avec ces entités dans le cas de la maisonnette aux esprits, le san phra phum. Ne pas les respecter ou ne pas en prendre soin peut mener à la malchance, à des malédictions et à la mort dans le pire des cas. Leurs cousins nak-tà cambodgiens sont très similaires aux phii :

Certains nak-tà n’ont qu’un tout petit territoire et ne sont chargés que de la protection d’une rizière, d’un hameau ; d’autres sont plus puissants, et ont la surveillance d’une province. Certains nak-tà sont désignés simplement comme Càs’ Srok « le Vieux du Pays » ou comme Khlãng Muong « Centre de la Province » ; d’autres portent le nom de l’arbre considéré comme leur demeure, de l’étang près duquel il se trouvent… Mais il y a des nak-tà qui ont le nom de divinités brahmaniques, et l’on peut être sûr que, là où ils se trouvent existait jadis un temple où était honorée cette divinité (Éveline Porée-Maspero, 1950 : 27).

Dans le sud de la Thaïlande, une forme particulière de culte aux esprits semblable à celui du nord du pays s’est développée. Le nora est une sorte de culte aux ancêtres remontant jusqu’aux héros mythiques, ancêtres communs honorés de tou·te·s et transmis de générations en générations.

Ces ancêtres sont appelés kru:mô:, « maîtres-spécialistes », et aussi kru:mô:ta:ya:y, ce que nous traduirons d’une façon générale par « maîtres ancêtres ». Les familles, quant à elles, se désignent par le terme lu:k la:n, « descendants ». Le statut de ces maîtres ancêtres est particulier. Ils n’entrent pas dans la classification traditionnelle thaïe qui regroupe tous les esprits (ceux des morts comme ceux de la nature) sous le terme de phi:. […] Pour les villageois, ces esprits sont donc des winya:n, les « âmes » des morts-puissants avant leur réincarnation. C’est ainsi que Khun Upatham, le danseur le plus célèbre, avait demandé à ses disciples de ne pas faire appel à lui après sa mort, car « sollicité de tous les côtés par ses descendants, on attend trop longtemps pour se réincarner » (Christine Hemmet, 1992 : 264).

Même si l’essence de ces esprits reste vague, il est néanmoins possible de catégoriser les phii selon leurs fonctions : 1) Les génies tutélaires apparentés soit aux héros civilisateurs, anciens phii then, soit aux esprits ancêtres dont les phii pu ya et phii ban pha bourout font partie veillant au bien-être de l’humanité. 2) Les esprits des mort·e·s errant·e·s ayant élu domicile à un endroit, perçu·e·s comme malveillant·e·s. 3) Les phii then ou mae bao, divinités du ciel.

Selon les travaux de Peter A. Reichart et Pathawee Khongkhunthian, les phii peuvent être divisé·e·s en trois classes distinctes : 1. Pi which are the ghosts of the dead, or  »astral bodies » of the living 2. Pi which exist on their own account, and do not originate from human beings, though in some cases they may be under the control of a human being 3. Pi belonging to other worlds, who are never seen or heard on earth, but whose existance is to some extent believed in (Peter A. Reichart et Pathawee Khongkhunthian, 2007 : 9).

La première catégorie est assimilée aux fantômes, aux esprits des mort·e·s et sont plus généralement connu·e·s sous le nom de phii lawk, des spectres apparaissant dans les maisons, les ruines et les localités. Par exemple, il est commun de dire en Thaïlande que si une personne ne prie pas le san phra phum d’une unité d’habitation avant d’y dormir, un phii lawk viendra se poser sur son lit, appuyer contre son torse et lui insuffler des cauchemars. Les phii prai sont quant à eux les esprits d’enfants mort·e·s dans le ventre de leur mère. Les esprits des mort·e·s disparu·e·s de façon violente sont généralement appelé·e·s le phii tai hong.

Les esprits-ancêtres font réellement partie intégrante de l’unité familiale thaïe, et peuvent s’étendre sur plusieurs générations. Lors d’une rencontre réalisée à Chiang Mai, Madame S., une propriétaire de guest-house, insistait également sur le fait que si Ego (terme désignant un individu) ne possède pas d’enfants, il n’y aura personne pour élever au rang de phii pu ya ses parents (donc, les grands-parents des enfants d’Ego). Les esprits-ancêtres ne seront alors pas vénérés ni nourris, ce qui entraînera un dysfonctionnement dans les relations entre humain·e·s et esprits. Grâce à ce témoignage, on peut constater de l’importance fondamentale de l’humain·e, Ego : sans Ego et sans sa descendance, les phii pu ya et esprits-ancêtres (phii ban pha bourout) n’ont plus de raison d’être. Leur utilité sociale s’en retrouverait brisée puisqu’il y aura plus personne sur qui veiller, ils n’existeraient donc plus socialement. Il est également important de noter que même si les thaï·e·s du nord nomment les esprits-ancêtres de la première génération phii pu ya, ce qui désigne les ancêtres paternels, ces termes de Pu et Ya désignent l’ensemble des grands-parents. Il ne s’agit donc pas d’un culte patrilinéaire mais simplement d’une appellation. Les phii kuman thong, les esprits des enfants mort·e·s, sont représentés par de petites statuettes d’enfants vêtues de rouge à l’intérieur du san phra phum. Ils sont censés nettoyer la maisonnette pour le bien-être des ancêtres. Le phii kuman thong est également un esprit sollicité lorsque qu’on souhaite la naissance d’un enfant. On l’appelle et lui donne des offrandes dans ce but. Les phii suea ou phii huan sont les ancêtres du lignage ou de l’unité d’habitation connus sous le nom de phii ban pha bourout. D’autres phii proviennent d’êtres humains ou d’actions qu’ils ont commis de leur vivant. Donnons l’exemple du phii maa bong, esprit semblable au centaure, qui mangeait des têtes d’animaux de son vivant. Le phii pret, représenté sous la forme d’un individu très grand et très maigre, « était » un humain qui frappait ses parents.

De façon générale, on donne aux phii des offrandes pour obtenir quelque chose et, une fois ce souhait exaucé, on rend la pareille en guise de remerciement sous forme d’offrandes. Ce don d’offrandes est plus particulièrement réalisé lors des wan phra (les jours sacrés) où il est commun d’aller au wat (la pagode bouddhique) et de prendre soin des san phra phum (maison aux esprits). L’offrande commune donnée au san phra phum pour réaliser un souhait est une tête de porc. On peut d’ailleurs en trouver dans les grandes surfaces au rayon frais ou au marché. L’animisme thaï, plus ancien que le bouddhisme local, s’est rapidement mélangé à la religion officielle et continue encore d’influencer fortement les croyances et les représentations collectives des Thaïlandais·es. La croyance en des esprits de la nature/fantômes (les phii) est commune aux peuples de langue thaïe mais, on trouve des génies équivalents au Vietnam, au Cambodge, et en Birmanie. Ces génies du terroir ou de la nature sont honorés grâce à divers rites qui vont du sacrifice aux rites agraires. Ces phii qui peuplent la nature, ancêtres de la famille ou âmes errantes infligeant maladies et maléfices, sont présents dans la vie quotidienne siamoise. Certains agissent sur la santé et la maladie d’un individu, d’autres sur la fertilité des terres et les catastrophes naturelles qui menacent la communauté. Les phii ancêtres protègent leur descendance mais peuvent aussi se montrer violents et colériques lorsque de mauvaises actions sont perpétrées par les membres de leur famille. Ne pas les respecter peut entraîner de terribles conséquences. On trouve plusieurs types de maisons aux esprits, les san phra phum selon les phii qui vivent à l’intérieur : ho suea ban pour les esprits des mort·e·s du village, ho phii pu ya pour les ancêtres, ho suea wat pour les esprits vivants dans l’enceinte d’une pagode. Les habitant·e·s de la maison ou du village auquel un san phra phum est lié réalisent des offrandes chaque matin. Il peut également être affilié à une boutique, un champ, un hôpital, un hôtel, etc.. L’unité d’habitation est ainsi liée au san phra phum par un échange de dons. Si l’on donne des offrandes aux phii et que l’on en prend soin , iels protègent les « fidèles » en retour. Les offrandes sont variables et dépendent des moyens et des envies des habitant·e·s de la maison, néanmoins leur puissance diminue ainsi que leur envie de rester dans le san phra phum si la fréquence des offrandes et des prières diminue. En dépit d’avoir un corps physique, les esprits se nourrissent de l’odeur des offrandes. Les Thaïlandais·es voient en le san phra phum, comme dans beaucoup d’autres cérémonies, une occasion d’obtenir de la chance et la promesse d’une vie sereine. Les esprits doivent alors rester heureux pour assurer protection et prospérité aux habitant·e·s de la ville ou de l’unité d’habitation. Les sa phra phum servent également d’habitat aux esprits qui sont dérangés par la construction de bâtiments, par les activités humaines, sur leurs propres territoires. Quant au san phra phum, il ressemble habituellement à un wat sur une plate-forme plus large surélevée grâce à un ou plusieurs pieds selon les cas, et sur lequel on retrouve souvent des tissus colorés enroulés. Il est décoré de guirlandes de fleurs et de statuettes représentant les esprits-ancêtres et les serviteurs.

Le bouddhisme dispose d’une place importante à un niveau national puisqu’il légitime le gouvernement en place, mais également à un niveau individuel puisqu’il permet, grâce à la loi du karma, d’obtenir (ou de perdre) des « points » de karma et donc de changer sa propre position au sein de la société. À une échelle plus globale, il évite les conflits, les révolutions, et permet une paix sociale et relationnelle au gouvernement et à la population. L’animisme thaï, lui, agit sur la perception de l’unité d’habitation, plus particulièrement à un niveau familial, d’une part, parce que les phii protègent la famille et, d’autre part parce qu’iels sont les membres de la famille décédé·e·s, les ancêtres. Il pousse à prendre soin des membres de sa famille pour qu’iels puissent revenir protéger l’unité d’habitation en tant que phii bénéfiques. Dans la pensée thaïe, les phii sont la cause des maladies, de la malchance, et des accidents. L’univers spirituel thaï est peuplé d’esprits et de forces surnaturelles qui influencent directement la vie et la mort des individus. Il est commun de voir s’élever des san phra phum près d’une route sur laquelle a eu lieu de nombreux accidents afin de protéger les passant·e·s. Les san phra phum sont réalisés en matériaux durs et solides comme du bois ou de la roche. Aujourd’hui, de nombreuses compagnies les fabriquent et les vendent. À l’intérieur de la maisonnette, on trouve des santons représentant les ancêtres de la famille. Sur la véranda, on trouve les dék rap tchaai, serviteurs représentés par des statuettes qui nettoient symboliquement le san phra phum. C’est à cet endroit que sont déposées les offrandes communes à la plupart des Thaïlandais·es : fleurs fraîches, bougies, encens, eau, riz. Les serviteurs ne sont pas les seuls à être représentés sur la véranda, on peut selon les san phra phum constater plusieurs types de gardiens de la maisonnette : éléphants, chevaux et autres animaux. Ces maisons aux esprits diffèrent d’un village à une ville. Ceux des villes sont souvent peints de plusieurs couleurs, décorés de peinture dorée ou de tesselles de miroir tandis que ceux des villages restent assez simples et sont souvent constitués de bois. On donne en offrandes aux phii ancêtres ce qu’iels aimaient de leur vivant. Il arrive même qu’un san phra phum soit protégé du soleil grâce à un parasol. Les habitant·e·s d’une maison prennent soin du san phra phum puisqu’il sert de maison aux ancêtres de la famille. Les esprits-ancêtres séjournant à l’intérieur sont les ancêtres de la famille (les grands-parents et les aïeux), ce qui implique d’avoir une descendance et donc des petits-enfants pour devenir à son tour phii pu ya à l’intérieur du san phra phum familial. L’achat et la cérémonie de consécration du san phra phum sont des événements organisés à la suite de recherches astrologiques poussées, afin de convenir d’une date de bonne augure pour être sûr de ne pas offenser les esprits. Une autre forme de san phra phum, plus anecdotique, correspond aux maisons aux esprits improvisés lors de festivals en plein air par exemple. Ils sont constitués de peu de choses : assiettes en plastique dans lesquelles sont déposées de l’eau et de la nourriture ainsi que des bâtons d’encens plantés à même le sol. Cette pratique est commune puisqu’on déloge les esprits avec l’édification d’un stand éphémère. De plus, donner des offrandes permet également d’attirer la chance et donc les client·e·s !

Les phii et les génies tutélaires associés à une lignée, ou à une communauté plus globale, et qui protègent également un domaine bien défini sont directement impliqués dans l’ordre social et dans la défense du groupe face à l’adversité. Ces génies tutélaires sont susceptibles d’une action efficace sur les forces de la nature et peuvent éloigner les épidémies ou agir favorablement sur les équilibres climatiques en faisant venir les pluies en cas de sécheresse, comme en asséchant les zones inondées. Enfin, ils ont la réputation d’influencer tout autant sur le devenir collectif que sur les destinées individuelles et sont constamment sollicités par des particuliers qui les remercient par des dons monétaires ou alimentaires en retour d’un vœu exaucé (guérison d’une maladie, prospérité retrouvée, réussite à des concours…) (Bernard Formoso, 1996 : 67). Le phii muang serait le génie tutélaire à l’échelle d’une principauté, le phii ban à l’échelle d’un village et le phii na à l’échelle d’une exploitation. Le phii muang est représenté par un arbre planté en marge du village, qui symbolise le lien entre ciel et terre. Le lak muang est quant à lui un phii qui protège le groupe régnant sur la communauté par filiation agnatique. Il est représenté par un poteau, lak, planté loin de l’espace villageois et symbolise le lien de filiation qui existe entre le phii then louang et le chef thaï, le tao fa (seigneur-fils du ciel). Le lak muang est donc censé agir directement sur une lignée, son destin, sa renommée et sa force tandis que le phii muang prend en charge l’ensemble de la communauté ainsi que sur l’espace exploité par celle-ci. Le lak muang et le chef thaï protègent ainsi l’ordre social et la paix sociale en agissant comme des émissaires politiques. Le phii muang cherche, quant à lui, à établir des rapports harmonieux entre la nature et l’humanité (Bernard Formoso, 1996 : 61). Le culte du phii muang est public et est réalisé pour l’ensemble de la communauté car il est l’essence même de celle-ci. À chaque changement dans la communauté et à chaque passage important de la vie d’un·e membre de cette dernière, un rituel est organisé en l’honneur du phii muang. Cette communauté, en tant qu’entité, peut subir le même rituel que celui du su khwan à l’échelle du village. Dans ces cas-là, le village est coupé du reste du monde par un long fil de coton, le sincana, qui définit le territoire à protéger et à restaurer dans le but d’en éloigner les mauvais esprits, les épidémies et les catastrophes naturelles. Avec l’arrivée du bouddhisme en Thaïlande, le phii muang et le lak muang ont globalement fusionné sous une même identité correspondant aux seigneurs des lieux et protecteurs d’une communauté également connus sous le nom phra phum chao ti. Également partagé dans la culture lao, ce culte du phii muang cherche à montrer l’unité de la communauté villageoise dans son ensemble au même titre que la pagode avec des manifestations villageoises spectaculaires qui affirment la cohésion sociale de la communauté (Georges Condominas, 1968 : 86). Le lak muang se présente habituellement sous forme de poteau ou de linga décoré de tissus colorés et de guirlandes de fleurs. Dans l’hindouisme, le linga ou lingam représente un objet dressé, souvent d’apparence phallique, qui symbolise Shiva ou l’énergie masculine. La ville thaïe est perçue comme une entité propre, avec son horoscope personnel et ses humeurs. Le lak muang symbolise sa naissance en tant qu’entité. Ce n’est qu’à partir du moment où il est érigé à un endroit précis (après délibérations astrologiques) que la ville prend réellement vie.

Dans le nord de la Thaïlande, le san phra phum est nommé ho chao ti et ho chao nai lorsqu’il s’agit d’une maisonnette pour le seigneur du village, le phii muang : In Nothern Thailand some special spirit houses exist that are largely comparable to San Phra Phum. Instead of San, the Northern Thai call their spirit house Ho. Ho Chao Thi is similar to the San Phra Phum but is usually simpler. It may consist only of a rectangular piece of wood placed on a post, but it can also be larger, in which case it is placed on four posts. Ho Chao Nai represents a spirit shrine of the  »lord » of a village or small city. Nowadays, it has become rare and can be found only in villages that believe in this spirit, such as Ho Chao Luang Kham Daeng in Chiang Dao District (Peter A. Reichart et Pathawee Khongkhunthian, 2007 : 4).

Les individus viennent déposer des offrandes de fleurs, de la nourriture et prier en allumant des bougies et des encens dans l’espoir d’être entendus par le seigneur des lieux. Le culte aux esprits du nord de la Thaïlande tient sa particularité du fait qu’il descend d’une tradition différente des autres Thaï·e·s de Thaïlande et des tribus montagnardes. D’abord organisés sous la forme du royaume indépendant du Lan Na puis assujettis aux Birmans pendant deux siècles, avant d’être intégrés à la Thaïlande au XIXe siècle, les Yuan (Thaïs du nord de la Thaïlande) possèdaient un système de parenté cognatique (filiation reconnue du coté maternel et paternel). Dans le nord du pays, on peut également trouver des ho suea muang dans lesquels sont censés vivre les esprits des anciens rois du Lan Na : En Thaïlande, comme au Laos, innombrables sont en effet les princes, généraux ou grands bonzes qui furent identifiés après leur mort à l’esprit tutélaire de la collectivité qu’ils avaient fondée et dirigée avec succès, le même phénomène étant aussi très récurrent dans les villages ruraux. Notons que les esprits ainsi formés font fréquemment figure d’ancêtres communautaires (Bernard Formoso, 1996 : 64).

En ce qui concerne les phii de la nature qui ont élu domicile à un endroit particulier, le culte du nang takian ou nang mai est parlant. Cette dernière est vue comme un esprit féminin qui hante certaines arbres se trouvant habituellement dans des zones peu occupées mais elle se retrouve également en ville ou à l’intérieur de certaines pagodes : In the old days people built their own houses with the help and co-operation of their neighbours. The first thing they did was to obtain house-posts with lucky characteristic marks. The obtained them direct from trees which they felled in a forest. Now, every big tree in a forest is supposed to be the residence of a tree spirit either male or female. A tree with cretain usefulness such as for building a house or a bullock cart or a boat, has a female spirit called nang-mai or wood nymph, while a tree with no such economic value, as the pipal and banyan trees for instance, gas a male spirit called rukha devada or tree angel. […] A bullock cart or a dugout boat has a spirit essence in the same manner as the house-post. A paddy field or rice padday has a Rice Mother, likewise a city has its tutelary spirit. Naturally any thing that has a spirit has also a khwan (Phya Anuman Rajadhon, 1988 : 229). Il est commun de voir cet arbre entouré de tissus colorés et faire l’objet d’offrandes de la part de la population. Des miracles et des malédictions sont attribués à ces esprits qui ont inspiré également des adaptations cinématographiques comme Nang Takien « The Haunted Tree » (Saiyon Srisawatsorti, 2010) ou Nang Mai aka Nymph) (Pen-Ek Ratanaruang, 2009) présenté dans la catégorie Un Certain Regard lors du Festival de Cannes 2009.

Les arbres vénérés auprès de la population comme habitation d’un phii sont souvent des arbres anciens et massifs avec quelques particularités : branches multiples et fourches étranges qui donnent un aspect plus mystérieux à l’arbre, et qui feront de ce dernier un habitat parfait pour un phii. Le même phénomène se retrouve au Vietnam avec le culte des arbres (Léopold Cadière, 1918 : 50) et les mésaventures qu’un individu pourrait traverser s’il lui arrivait d’offenser l’esprit de l’arbre : un individu s’est rendu ou croit s’être rendu coupable de quelque irrévérence envers un arbre sacré, soit qu’il ait coupé une branche de l’arbre, soit qu’il se soit couché à son ombre, soit même qu’il se soit simplement approché trop près du tronc ; il tombe gravement malade ; lui et ses parents ne manquent pas de voir dans cette maladie une punition de l’esprit de l’arbre, surtout si le malade, préoccupé de son acte, parle, dans son délire, de l’arbre et de son esprit, ou simplement voit en songe des images se rapportant à ces croyances ; on offrira un sacrifice à l’arbre, sacrifice pour obtenir la guérison, ou sacrifice d’action de grâce […]. Si l’arbre est ici le support, l’habitat de l’esprit, il s’agit également d’une personnification de l’arbre. Il obtient une subjectivité, une âme et des sentiments par l’action de l’esprit résidant. Il devient un être social vivant dans une « surnature » tandis que l’arbre, en tant qu’habitat, appartient à la nature. Cette séparation n’est pourtant pas directement perceptible, puisque c’est au travers de l’arbre que l’esprit va agir et toute offense faite à l’arbre dérange l’esprit lui-même. L’âme est liée au corps, car si l’âme souffre le corps le ressent. Ainsi, l’esprit est relié à l’arbre, car sans l’esprit l’arbre n’apparaît plus comme un être social à part entière ; la surnature apparait alors comme une dimension superposée à la nature puisque cette « surnature » est la conception thaïe de ce que représente la « nature ». Dans ces divers cas, l’un sans l’autre ne saurait exister tout comme le corps de l’individu va tomber malade par la fuite d’une composante de son âme, et tout comme l’arbre obtient sa dimension sacrée seulement s’il est habité par un esprit.

Un audiovisuel horrifique

Le karma, concept bouddhique de rétribution des actions et des conséquences de ces actions, influence fortement les productions artistiques asiatiques. La réincarnation est un système de migration des âmes, qui permet à ces dernières d’aller d’un corps à un autre lorsque le premier a atteint ses limites. En fonction des actions perpétrées dites « bonnes » ou « mauvaises » selon une morale préétablie, l’individu possédera, dans sa vie future, un corps, un confort et une richesse conséquents avec ce qu’il a réalisé dans sa vie présente. Par exemple, un tueur en série psychopathe aura bien plus de chance de se réincarner en cafard qu’en homme/femme influent·e et aisé·e. Le karma représente donc cette balance d’actions bonnes/mauvaises, certains actes apportant plus de bons « points » que d’autres (selon les cultures et les courants religieux). Visible dans un bon nombre d’œuvres audiovisuelles originaires des aires culturelles asiatiques, la réincarnation/rétribution devient la clef de voûte de scénarios, parfois angoissants, tant la portée de cette croyance possède une dimension capitale dans les cultures bouddhiques. On mérite ce que l’on est et ce qui nous arrive de par notre karma. Les personnages mis·es en scène qui subissent alors la dure loi du karma n’ont aucune échappatoire extérieure, aucune fuite n’est possible. Au contraire, elle pousse souvent les protagonistes à agir, pour faire tourner cette roue dans le bon sens, en réalisant de bonnes actions ou par la nécessité d’aller « jusqu’au bout des choses » pour régler une histoire du passé et commencer à vivre sa vie présente. C’est ce concept même du karma qui a trouvé écho dans les œuvres de fiction du monde entier. Commençant innocemment par Little Bouddha (Bernardo Bertolucci, 1993) et son acculturation parfois maladroite dans un prisme américain, le karma se retrouve dans moult animations japonaises avec la thématique de la réincarnation, mais aussi dans le J-horror de Takashi Shimizu avec Rinne (2005), de Hideo Nakata avec son sublime Kaidan (2007) ou encore Kiyoshi Kurosawa avec Rétribution aka Sakebi (2006). Il est la pierre angulaire de l’intrigue de Cloud Atlas (2012) des Wachowski et Tom Tykwer ou de The Fountain (Darren Aronofsky, 2006). Le karma, le mot est commun pour tou·te·s mais qu’en est-il du traitement de ce concept si enraciné dans les cultures bouddhiques à l’intérieur de leurs créations cinématographiques ?

Des cultes aux esprits, une balance karmique, et des relations sociales entre une humanité, cherchant à contrôler son environnement et un folklore évoluant dans une surnature et agissant sur la nature… C’est dans ce contexte culturel qu’évolue le cinéma thaïlandais et que prend vie le personnage de Nanno. Le cinéma thaïlandais ne cesse de surprendre et de s’enraciner dans une horreur asiatique de plus en plus médiatisée à travers le globe. Le T-Horror à l’instar du J-Horror use allégrement de phii et d’histoires de réincarnation et de karma. Des films comme Ghost Coins (Tiwa Moeithaisong, 2014), Hashima Project (Piyapan Choopetch, 2013), 9-9-81 (Rapeepimol Chaiyasena, 2012) ou encore P (La Possédée) (Paul Spurrier, 2010) naissent alors dans une soupe primordiale culturelle emplie d’âmes en transmigration et de fantômes étranges. Au-delà du chemin parcouru du cinéma de genre thaïlandais dans la pop culture moderne, le jeu vidéo d’horreur venu de Thaïlande se fait également une place de choix dans le domaine audiovisuel avec Home Sweet Home, un jeu d’horreur (Yggdrazil Group & Unreal Engine) basé sur les légendes thaïlandaises et les croyances en les phii.

Girl from nowhere mélange karma et critique de la société en une horreur violente et insidieuse. Jouant avec l’intimité de ses personnages, la série Netflix fait ressortir ce qu’il y a de plus dérangeant. Nanno apparaît. Elle semble venir de nul part, voguant au gré de sa seule volonté pour mettre de l’huile sur le feu d’une situation déjà terriblement pesante. Elle observe les relations, joue avec les émotions, élabore des plans machiavéliques, suscite des jalousies et susurre des vérités cachées à l’oreille de ses victimes. Et tout ça avec un sourire ravageur et un certain mépris du genre humain. Des victimes ? Vraiment ? Les protagonistes de Girl from nowhere ont chacun·e·s de lourds secrets, des masques sociaux et ne servent que leurs propres intérêts. Dans cette spirale sans fin, d’actions et de réactions entre relations humaines, cette créature belle et mystérieuse agit non pas comme une bombe mais plutôt tel un déclencheur. La goutte d’eau qui fait déborder un vase fait de mensonges. Des histoires à première vue banales au fil des épisodes de la série posent des questions plus profondes sur les différentes facettes de la société dans laquelle nous vivont : utilisation malsaine des réseaux sociaux, pouvoir mal utilisé, viols, harcèlements, meurtres… Tout ça pour de l’argent, de la visibilité, de la gloire, assouvir ses envies et ses désirs, des tentations pourtant opposées aux principes du bouddhisme. Évoluant dans une société ultra-libéraliste, individualiste, consommatrice à outrance et régie par les privilèges d’une Monarchie constitutionnelle parlementaire unitaire et la violence d’une junte militaire, la jeunesse thaïlandaise porte un regard très critique sur leurs gouvernant·e·s mais aussi sur la société de consommation et le tourisme de masse qui détruisent peu à peu leur environnement naturel, la faune et la flore.

Au cours de ses sombres aventures, Nanno propose non pas une vengeance aveugle mais des revanches sur la vie, des inversions de rôles, de statut, de pouvoir et de genre. Elle retourne la domination des professeurs envers leurs élèves, des parents envers leurs enfants, des hommes envers les femmes, du mensonge sur la vérité. L’esprit féminin asiatique habituellement vengeresse devient l’instrument de la main du karma. Sadako Yamamura, Kayako Saeki, et d’autres variations du célèbre onryo nippon Oiwa, semblent aveuglées par la haine (urami) provoquant ainsi de terribles malédictions (tatari). Davantage sereine, La Fille de l’Enfer (Jigouko Shojo des studios Aniplex et Studio Deen, 2005) répond aux demandes de vengeance en échange de l’âme de son pactisant tandis que Tomie (Junji Ito) ne peut s’arrêter de rendre fou quiconque cherche à représenter sa beauté malsaine. Proposant une vengeance sordide comme on peut la retrouver chez Kayako Saeki de Takashi Shimizu (saga Ju-on initiée en 2000), Tomie à l’instar de Nanno est tel un virus indestructible, borné et capricieux. Elle contamine par son sang et sa chair le monde peu à peu et suscite des désirs sanglants. Plus on la découpe, plus elle prolifère. Plus on se dresse contre elle, plus on a perdu. Elle pousse à la folie comme une Nanno thaïlandaise ou encore la VHS de Ring aka Ringu (Hideo Nakata, 1989) impliquant son public. Sous les traits de Tomie avec ses longs cheveux noirs et son grain de beauté sous l’œil gauche, Junji Ito, ce maître mangaka de l’horreur, présente une créature complexe et mystérieuse qui souffre de son destin autant qu’elle chamboule celui des autres. Tomie est sa muse, sa première histoire, celle qui a inspiré une horreur nouvelle à un public nippon et international désireux de découvrir des univers macabres. En ce sens, Nanno est semblable à une Tomie. Grains de beauté sous l’œil, folles, inconstantes et dédaigneuses, elles s’insinuent dans la vie des autres et chamboulent leurs repères. Il n’est pas nécessaire d’avoir eu un contact avec l’objet maudit (cassette vidéo, maison, site internet, etc..) pour sentir le poids de cette terrible malédiction que sont les conséquences de ses actes, des envies et du Désir avec un grand D. Nanno insuffle seulement le courage de réaliser les passions, les rêves de gloire, de richesse et de domination. Elle fait basculer la balance entre l’égoïsme et le respect et donne un pouvoir éphémère à celles et ceux qui lui demandent. Girl from Nowhere montre à quel point le genre humain est soumis à ses désirs et de quelles manières il est aisé de les manipuler pour en faire des pions de sa propre télé-réalité lugubre. Facette diabolique de nos sociétés modernes ou phii-vampire immortelle cherchant un peu d’amusement ?

Dans la deuxième saison, Nanno se rend compte qu’elle n’est la seule « justicière » (ou « fouteuse de merde ») dans le coin. Une autre comme elle semble l’avoir retrouvée. Comme un écho d’elle-même, Yuri commence à alors rendre son propre jugement. Le pouvoir de ces dames du karma n’est pas tangible, il murmure, susurre, réalise des rêves en troquant des points de karma. Tout y passe : critiques d’un sexisme très présent en Thaïlande notamment par rapport à l’avortement, de l’autoritarisme avec une monarchie constitutionnelle qui semble trop obsolète à une jeunesse rêvant d’une véritable démocratie, du système capitaliste et du terrible prix qu’il donne à une vie, à la misère et à l’environnement. Les combats des nouvelles générations sont là. Bien ancrés. Mais aussi, cette déshumanisation, cette pensée que finalement « l’être humain mérite-il ce qui lui arrive ? ». Tout est la conséquence d’actions passées, de générations en générations. Une mémoire transgénérationnelle ou le karma s’en souvient bien et tandis que Nanno semble prendre en pitié quelques membres de cette étrange espèce humaine, Yuri, elle, ne pardonne pas. Et elle sera prête à n’importe quelle manipulation pour arriver à ses fins et faire basculer l’humanité vers ses vices les plus profonds. Girl from nowhere est-il un message qui porte les vents de la Révolution ou une terrible résignation à la violence ? 

Telles mère et fille, Nanno et Yuri débattent, discutent de la valeur à donner à une vie humaine, aux méthodes utilisées pour les faire basculer vers leur « côté obscur ». Nanno semble avoir donner naissance à Yuri, humaine avant d’entrer en contact avec le fluide rouge écarlate de cette dame du karma. Comme le processus de transformation vampirique, le lien de parenté de Nanno et Yuri tient à cette forme d’enfantement mystérieux non-voulue et non-souhaitée qui ne satisfait aucune des deux femmes. Quoi qu’il en soit, le sang est la réponse. Celle de la naissance de ces créatures mais aussi celle de l’humanité face à ses désirs. Girl from nowhere trouble le discours qu’on pensait avoir enfin compris avec la victoire de Yuri, plus violente, plus sauvage, cherchant une partenaire plus sombre, plus influençable que sa génitrice. Manipulant la jeune Junko, future serial killeuse, à massacrer sa propre mère, Yuri et Junko deviennent ainsi les premières protagonistes de la série à échapper à la roue du karma. Un privilège ou une punition ? Incapables de se réincarner et ainsi d’assumer les conséquences de leurs actions, ces dames seraient-elles trop maléfiques pour mériter ce droit ?

Si Nanno poussait à réfléchir sur la nature humaine, Yuri s’en débarrasse, l’écrase, la méprise. Sont-elles les égrégores des pensées d’une jeunesse thaïlandaise ravagée et en colère ? Ou simplement, une mise en garde sur les conséquences de nos actions dans la roue du karma, afin d’éviter de devenir un·e phii enfermé·e dans une situation semblable à celle de Nanno ? Girl from nowhere est une série fantastique, pleine de bon sens, qui lie à la perfection un background folklorique traditionnel avec un discours social plus moderne, un récit entre vampiresses et créatures fantomatiques venues pour tester l’humanité.


Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

Créez un site ou un blog sur WordPress.com

Retour en haut ↑

%d blogueurs aiment cette page :